Traversée de l’Asie Centrale à pied (2000 km)

par Jérémy BIGE
Traversée du Kirghizistan à pied par la steppe de Kara-Saz

Jérémy Bigé nous partage son expérience de traversée de l’Asie Centrale à pied (Kirghizistan et Tadjikistan) durant trois mois, sur 2000km, avec un sac de moins de 5 kg. Ce projet est lauréat 2022 des bourses Expé (Cabesto) et des bourses de l’aventure de La Guilde. Il a été rejoint par Aubin Durif pour les dernières semaines. Le documentaire de cette aventure est en cours de réalisation.

Je souhaitais faire de cette marche en Asie Centrale une exploration du vieux monde. Celui des caravaniers des routes de la Soie, des nomades qui peuplent les hautes prairies, des émissaires envoyés reconnaître les zones blanches de la mappemonde. Tant de personnages que j’ai croisés à travers les lignes des récits de voyage. De ceux qui prennent l’aventure à bras-le-corps. De ceux toujours en mouvement, à la poursuite de l’herbe, des troupeaux ou des terra incognita.

Ce projet de traversée est le produit de l’alchimie mêlant mes lectures d’Ella Maillart, Nicolas Ducret, Sven Hedin aux cartes soviétiques éditées sous l’URSS. L’idée ?

Partir de Karakol à l’est du Kirghizistan et me frayer un passage, azimut sud-ouest, à travers les Monts Célestes jusqu’à Douchanbé la capitale tadjike. J’aurais alors déroulé un fil continu de 2000 km d’un bout à l’autre de l’ancien Turkestan. Comme cela n’a jamais été fait auparavant.

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Informations pour préparer cette traversée de l’Asie Centrale à pied

Il ne s’agit pas là d’une promenade bucolique en terre limousine. Quoique, je suis mauvaise langue. L’aventure se provoque en n’importe quel terrain. Le secret réside dans l’état d’esprit avec lequel on aborde une entreprise. Donnez-moi une carte, donnez-moi des pompes, qu’importe la destination, je vous cuisinerai une aventure à ma sauce !

Pour autant, il est des affaires où s’en aller à tombeau ouvert mènerait au casse-pipe. La marche que j’ai entreprise durant trois mois en 2022 en fait partie. Attention, je ne parle là ni d’un GR balisé ni d’un thruhike battu à tirelarigot. Je parle d’un itinéraire qui n’existe pas et qui a germé dans la tourbe de mon imagination, depuis la graine jusqu’au bourgeon. Aucun témoignage, aucune trace GPS, aucune indication sur la présence ou non d’une épicerie dans les villages. Mais alors… Comment venir à bout de 2000km de terrains désolés ? Comment prétendre forcer, au pas, ces géographies hautes perchées ? Certainement pas à corps perdu. On n’attaque pas une charpente sans avoir fait deux-trois calculs.

Date

Cette marche a été réalisée entre le 1er juillet et le 27 septembre 2022.

Lieu

Le Kirghizistan et le Tadjikistan sont deux pays situés en Asie Centrale. Ils constituaient, avant 1991, deux républiques d’URSS. Historiquement, ils étaient striés des itinéraires caravaniers des routes de la soie. Les marchands transitaient depuis l’Est ou l’Ouest, visant notamment Kashgar en Chine pour y échanger diverses denrées. Territoires très montagneux, ils devinrent plus tard les lieux d’entrainement des Soviétiques dans la course aux plus hauts sommets du monde au milieu du XXe siècle. Des cartes très précises résultent de cette époque.

Carte de ma traversée du Kirghizistan et du Tadjikistan à pied
Carte de ma traversée du Kirghizistan et du Tadjikistan à pied

75% du Kirghizistan est situé à plus de 3000m. Autant dire que les amateurs de sommets seront servis. Le pays est traversé d’est en ouest par la chaine des Monts Célestes qui s’étend de Chine jusqu’en Ouzbékistan et déborde également sur le Tadjikistan. Ce dernier est également majoritairement montagneux.

Sécurité : le Kirghizistan est très ouvert au tourisme. Le Tadjikistan est un peu en retard. Des tensions existent entre les deux pays dans la région de Batken. Il est déconseillé de se rendre dans ce coin à l’heure de cet article. Pour information, le régime politique du Tadjikistan est totalitaire, il n’y a pas de réelle liberté d’expression. Pour autant, j’y ai toujours été très bien accueilli. Tant les Kirghizes que les Tadjikes sont très hospitaliers

Qui suis-je ?

Remontée de la vallée de Karagandi au Kirghizistan pour trouver un passage vers le sud.

Voici comment d’autres pourraient résumer ma vie :

« On lui a offert une paire de baskets. On ne l’a plus jamais revu. »

Traversée du Népal en 2018, des Pyrénées en 2020, des Balkans en 2021. Maintenant traversée de l’Asie Centrale à pied. J’ai quelques ballades à mon actif. Pourquoi à pied me demande-t-on souvent ? Quoi de plus logique que la marche lorsque, à la vue d’un sommet, une seule question me vient à l’esprit : qui a-t-il de l’autre côté ? Quoi de plus évident que la marche quand il suffit de se munir d’une paire de souliers et de pousser la porte pour s’en aller sur le premier sentier ? Peu me chaut les grosses cylindrées. J’aime aller au pas, seul, démuni de tout. J’aime ne devoir les kilomètres qu’à ma propre énergie, peiner toute la journée sur la piste et me coucher, le soir venu, satisfait de mes muscles endoloris. La Terre est une paillasse, le ciel, un auvent ! 

Quand partir pour une traversée de l’Asie Centrale à pied ?

Du printemps à l’automne. Pour éviter trop de neige aux cols d’altitude. Et garder en tête que les « semi-nomades » montent aux pâturages de mai à fin août au Kirghizistan. Au Tadjikistan, du fait du climat plus chaud et sec, ils peuvent se permettre de rester jusqu’à septembre voir octobre. La vérité c’est que je dois ma traversée au peuple des steppes. Jamais je ne serai venu au bout de ma tâche sans leur présence. Il serait utopique de la jouer solo.

D’une part les distances sont souvent trop grandes pour ne compter que sur soi-même et se sustenter. Imaginez ! J’ai passé mon premier village après 300km de marche !

D’autre part, il est impossible de décliner l’invitation sur le seuil d’une yourte. Pour peu que vous passiez avant fin juillet, vous aurez le droit au koumis, le lait de jument fermenté. Ce dernier fait l’effet d’un booster : il revigore par ses apports nutritifs et il pousse à la fuite quand l’on vous remplit à ras bord le bol que vous aviez eu tant de mal à vider.

À quelle(s) géographie(s) et climat s’attendre ?

Des montagnes évidemment. Beaucoup.

Au Kirghizistan, les vallées sont immenses et prennent l’allure de steppes d’altitudes. Ne pas avoir peur de se sentir petit, surtout au nord-est du pays ! Les marécages et le vent ne facilitent pas la tâche. Les altitudes ont oscillé entre 1250m et 4300m. Sachez que 75% du Kirghizistan est à plus de 3000m. Naturellement s’en est accompagné un large panel de températures, entre -5°C et 40°C. Gare à la météo très changeante. Les deux premières semaines j’ai essuyé un à deux orages par jour, vers 11h puis 14h. Il faut faire avec et adapter son timing de marche en fonction pour passer les cols. J’ai eu quelques flocons en juillet sur les plateaux d’Ara Bel à 3600m. A l’inverse il a fait très chaud du côté de Kazarman. Attention également aux rivières qui strient les massifs et sont parfois dangereuses à traverser sans cheval.

Col de Dushokha dans la massif de Zeravchan lors de la traversée du Tadjikistan. Durant ma traversée de l'Asie Centrale à pied.
Dans la montée vers le col de Dushokha (3820m).

Dans le nord du Tadjikistan, le relief est beaucoup plus escarpé. Il faut faire le deuil des hautes steppes et embrasser les gorges encaissées. Un dénivelé journalier important en résulte. Le climat est plus sec qu’au Kirghizistan. En septembre, les prairies étaient rougeoyantes, cramées par le soleil et rasées par le surpâturage. Le peu de verdure se concentre le long des cours d’eau, près des villages, annoncés par de grands peupliers. Il a fait très beau quand j’y suis passé. Cela n’a pas empêché des nuits froides à plus de 3000m (gelées). Les altitudes ont oscillé entre 900m et 4000m.

Que ce soit au Kirghizistan ou au Tadjikistan, j’ai traversé de petits glaciers (col de Djukuchak, col de Bevet, col de Rost, col de Dushokha). La plupart du temps ils n’étaient pas ouverts et ne nécessitaient pas de techniques d’alpinisme. Gare à la glissade tout de même (Rost). Il faut repérer les traces des bergers dans la neige pour éviter les difficultés.

Les portions les plus techniques étaient du côté du col de Bevet et de la gorge de Ghorif (escalade niveau 4a avec du gaz). Je propose des alternatives à ces passages dans une prochaine partie.

Comment s’y rendre ?

L’idée initiale lorsque j’ai soumis mon projet aux bourses Expé début 2022 était de faire l’aller-retour en Asie Centrale en train avant d’effectuer la traversée du Kirghizistan uniquement. Hélas, pour les raisons que vous savez, un transit par Moscou au nord est devenu utopique. Au sud, le Turkménistan est fermé. J’ai tout de même maintenu en optant pour l’avion, seul moyen de transport envisageable pour se rendre dans cette région du monde. 

À l’aller, j’ai pris un vol Genève – Istanbul puis Istanbul – Bishkek. De Bishkek, je me suis rendu à Karakol en marchroutka collective. Compter 6h. 

Au retour, 3 mois et demi plus tard, j’ai décollé de Douchanbé pour Istanbul puis d’Istanbul j’ai rejoint Paris. 

À titre informatif, un trajet AR de la sorte, c’est 1,4 tonne de CO2, soit 70% du budget annuel mis en avant par les accords de Paris pour limiter l’impact du réchauffement climatique.  

Où dormir durant cette traversée de l’Asie Centrale à pied ?

Bivouac dans l'Alaï kirghize avec mon rab Mythic Ultra 360 durant ma traversée de l'Asie Centrale à pied.
Réveil d’une nuit à la belle étoile. Les loups ne sont pas venus m’embêter.

L’Asie Centrale est une terre de bivouac. Marcher sans abris, c’est marcher nu comme un ver. Quand la steppe est tellement grande que ses contours sont diffus, il faut un endroit au sein duquel se réfugier à la nuit tombée. J’ai dormi la moitié du temps sous mon tarp, ma bâche de bivouac, parfois en priant pour qu’elle ne s’arrache pas sous les bourrasques.

La seconde moitié, je l’ai passée auprès des nomades, dans les campements d’altitude ou les villages enclavés. Ces rencontres furent fortuites, fruits du hasard, dans des lieux où personne ne soupçonnait ma venue. Je ne sais pas si c’est le fait d’aller seul ou bien de parcourir des régions très isolées du tourisme moderne, qui a conduit à tant d’hospitalité. Un peu des deux sans doute. Les locaux furent ma bonne étoile. Futur coureur des steppes, sache que tu ne seras jamais seul. Reste à te mettre au russe ! Ponctuellement, j’ai dormi dans des yurt camps touristiques, des auberges ou des guesthouses. Ces dernières sont répertoriées sur la carte un peu plus bas.

Comment se ravitailler durant cette traversée de l’Asie Centrale à pied ?

Avec ce qu’il y a sur la route. J’ai répertorié sur la carte ci-dessous les épiceries rencontrées en route. À part dans les villes (Gulcho, Kazarman et Jirghatol), les produits sont limités : nouilles chinoises, biscuits, barres chocolatées. Parfois, les commerces ne sont pas indiqués et il faut demander aux habitants. Il est courant de voir arriver la/le gérant(e), clefs en main, qui vient ouvrir l’échoppe pour vous.

Ravitaillement au village de Margheb au Tadjikistan
Dès que nous le pouvons, nous nous ravitaillons dans les échoppes des villages. Il faut faire avec ce qu’il y a !

Ce que je ne soupçonnais pas, c’est l’accueil que m’ont fait les autochtones durant cette traversée de l’Asie Centrale à pied. Je n’ai jamais manqué de nourriture du fait des nombreuses invitations à partager un repas. Certains jours, c’était incessant. Je me faisais arrêter à toutes les yourtes et à toute heure. J’ai proposé à chaque fois une compensation financière. Certains acceptent, beaucoup refusent. Il m’est arrivé de filer un coup de main en contrepartie : traite, récolte et tri des pommes de terre, transport de sacs, regroupement du troupeau… L’envoi par Whatsapp des photos que je prenais avec mon appareil était très apprécié. 

Cartographie et trace GPS de cette traversée de l’Asie Centrale à pied

J’ai passé un temps considérable à regrouper dans un même fichier les informations qui pourraient être précieuses à celui qui voudrait se lancer dans une traversée de l’Asie Centrale à pied. Il s’agit d’une trace gps reconstituée et non pas enregistrée. Ne pas la suivre tête baissée. Faire preuve de jugeote !

Il existe des cartes papier qui couvrent certaines sections du parcours. Au Kirghizistan, vous les trouverez dans les bureaux du CBT (community based tourism) à Bishkek, Karakol, Narym, Osh et Sary Mogul. J’en ai eu connaissance qu’après 800km et elles m’ont été d’une grande aide pour la partie Alaï. Elles sont disponibles uniquement sur place au prix de 500 soms. Au Tadjikistan, il a fallu farfouiller pour trouver quelque chose. J’ai finalement mis la main dessus à Douchanbé au nouveau American space (38.580212, 68.794014, 3ème étage). Beaucoup moins précises mais utiles pour avoir les noms des villages et discuter avec les locaux. 

Lecture de la carte de la vallée de Rasht
Aubin m’a rejoint. Nous discutons de la suite de l’itinéraire et notamment du col de Modeljush (3475m).

Propositions et mises en garde pour cette traversée de l’Asie Centrale à pied

Première mise en garde et pas des moindres : une telle marche peut changer une vie.

Si je me suis lancé dans cette traversée de l’Asie Centrale à pied, c’est qu’elle est sortie droit de mon imagination en réponse à mes envies les plus profondes et en considérant mon expérience en montagne. Ce projet me correspond ! J’ai signé dès le départ pour quelque chose de difficile. Aujourd’hui je suis heureux d’être aller au bout mais ce ne fut pas sans frayeur et prise de risque. Alors, quiconque voudrait se lancer, à ses risques à périls. Je suis curieux de voir si une telle marche peut être répétée ou bien si j’ai bénéficié d’un sérieux coup de pouce du destin.

Plus précisément, voici différentes propositions sur le parcours (cf carte).

Col d’Archa Tor (3900) : col au sud de Karakol que je n’ai pas passé car le niveau de l’eau de la rivière était trop haut pour la franchir à gué. Je suis certain qu’il vaut le détour.

Col de Djukuchak (4042m) : c’est le col emprunté par Ella Maillart en 1932. Historiquement il était utilisé par les caravanes des routes de la soie en provenance de Kashgar et à destination de Karakol. Aujourd’hui, il n’est plus emprunté. Aucune difficulté particulière mais les plateaux d’Ara Bel au sud sont très impressionnants (solitude, vent, marécage). Il existe d’autres cols plus à l’ouest et plus accessibles : Kaşka-Suu (3891m) et Juuku (3800m).

Col de Kyzyl-bel (3671m) : je ne l’ai pas passé du fait de la météo le jour en question. Il évite la descente de l’interminable vallée de Jyluu Suu.

Col de Bevet (4340m) : le col le plus technique de cette marche. Il est dangereux et requiert un petit niveau d’escalade non encordé. Il est contournable par la vallée de Ïsfayram-Say et pourquoi pas aller essayer le Kaindy pass comme alternative moins technique.

Passage de la frontière : en 2022 la frontière entre le Kirghizistan et le Tadjikistan était fermée. Étant donné la situation, elle n’est pas prête d’ouvrir. Pour contourner l’obstacle, j’ai effectué une boucle en transports en commun par l’Ouzbékistan, neutre dans le conflit. J’ai pu reprendre ma marche au Tadjikistan à 10 km de l’endroit où je l’avais stoppé.

Enfants du village de Jaylghan dans la vallée de Rasht au Tadjikistan.
Le temps d’un après-midi, je deviens joueur dans un match de foot de rue du village frontalier de Jaylghan. Dernière photo de l’équipe.

Traversée Gharm – Zeravchan : section critique de cette traversée. Nous avons remonté la gorge de Ghorif à nos risques et périls et ce n’est pas forcément recommandé. Il faut désescalader des barres rocheuses, traverser des rivières et faire avec la présence d’ours. Avant septembre, ce n’est pas un itinéraire envisageable car l’eau de la rivière est trop haute. D’autres solutions existent pour atteindre la vallée de Zeravchan mais sans garantie. Une hypothèse se trouve du côté de la gorge de Zamburkhona qui précède un enchaînement de 4 cols à plus de 4000m. Une seconde hypothèse consiste en le col glaciaire de Beob. Pour en savoir plus.

Bibliographie

  • Des Monts Célestes aux Sables rouges d’Ella Maillart.
  • Cavalier des steppes de Nicolas Ducret.
  • La Chevauchée des steppes et Carnets des steppes de Priscilla Telmon et Sylvain Tesson.
  • Pour aller plus loin : livres de Nikolaï Prjevalski, Sven Hedin, Marco Polo,…

Liens internet et contacts en vue d’une traversée de l’Asie Centrale à pied

Voici quelques liens et contacts utiles :

LIENS

Cartes militaires soviétiques en ligne.

Le site et forum de Caravanistan très précis pour tout ce qui est voyage en Asie Centrale.

Site du Pamir Trail en construction au Tadjikistan.

Takali, le site, tenu par Christian Bleuer, fin connaisseur des montagnes tadjikes, qui m’a tant aidé.

L’application de cartographie OsmAndMaps très utile en Asie Centrale et mise à jour régulièrement.

CONTACTS

Azamat Asanov du CBT à Karakol : +996 555 150 795

Azi du CBT d’Osh, qui m’a beaucoup aidé : +996 556 007 030

Gulira du CBT de Naryn : +996 559 567 685 ou [email protected]

Christian Bleuer. Si besoin de son mail, me contacter.

Jan Bakker, fondateur du Pamir Trail. Si besoin de son mail, me contacter.

Traversée de l’Asie Centrale à pied durant 90 jours par le Kirghizistan et le Tadjikistan

Départ d’Issyk Kul

Avant mon départ de Karakol, je m’en vais visiter le musée dédié à Ella Maillart, exploratrice suisse venue se frotter aux Monts Célestes en 1932. Les photos en noir et blanc me ramènent en arrière. Lorsqu’il fallait un mois pour se rendre en Asie Centrale. Et lorsque le retour n’était pas garanti. J’ai parfois l’impression d’être né trop tard. D’avoir loupé de peu l’embarcation à bord des vaisseaux nautiques qui s’en allaient voir ce qui se trouvait par-delà l’horizon. D’avoir loupé de peu le départ des caravanes partant vers l’Est.

Cette traversée de l’Asie Centrale à pied est l’occasion de renouer avec les voyages d’antan. Je ne sais pas combien de cols, de détours, de difficultés seront nécessaires pour parvenir à mes fins. La route sera longue, belle, usante. Vais-je rentrer indemne de ce voyage ? Vais-je rentrer de ce voyage ? À la vue de l’immensité des images satellites, cette idée me hante parfois. Que vais-je trouver là-haut ? N’est-ce pas trop grand pour moi ?

Vendeuse de légume au bazar d'Osh à Bishkek.
Vendeuse de légume au bazar d’Osh à Bishkek.

Fidèle à moi-même, je n’embarque que 5 kg de matériel comprenant de quoi bivouaquer et de quoi filmer. Ne pas chercher à se protéger de tout à tout prix, c’est accroitre son acuité. Dans une certaine mesure, c’est également lier une relation de confiance avec la route. « J’irai où tu m’emmènes ! ».

Les cols d’Ala Kul (3920 m) et Teleti (3793 m) donnent le ton à ma marche. J’ai volontairement choisi de débuter par un itinéraire touristique afin de profiter des yurt camps pour me ravitailler. Le prochain village est dans 300 km ! C’est aussi un moyen pour moi de rentrer progressivement dans ces montagnes. Les sentiers sont tous tracés, je croise des étrangers, je suis dans l’antichambre des régions isolées.

Lac d'Ala Kul depuis le col éponyme à 3900m durant ma traversée de l'Asie Centrale à pied.
Lac d’Ala Kul depuis le col éponyme à 3920m.

Vers le plateau d’Ara Bel dans les pas d’Ella Maillart

En 1932, Ella Maillart a atteint le plateau d’Ara Bel au sud en empruntant le col de Djukuchak (4042 m), l’un des passages historiques utilisés par les caravanes se rendant à Karakol depuis Kashgar en Chine. Aujourd’hui, il n’est plus usité. Une route contourne les montagnes par l’ouest depuis l’édification de la mine d’or de Kumtor. J’ai passé du temps depuis chez moi à chercher le col en question. Un glacier est visible aux vues satellites, mais je me rassure en repensant à Ella qui l’a franchi avec des chevaux.

Une fois dans la vallée, il suffit de suivre la rivière. Je dépasse quelques camps nomades venus monter les bêtes aux pâtures. Aux alentours de 3000 m, la forêt meurt et laisse place à de grandes étendues herbeuses de part et d’autre du cours d’eau. Il me faut deux jours pour arriver au pied de la moraine. Le sentier a disparu. Je suis mon instinct au milieu de l’amas de blocs. De temps en temps, quelques vieux os jonchent le sol, quelques pierres empilées sur un rocher. Les traces d’un ancien cairn ? Je finis par déboucher sur un glacier qui se mêle à des névés résiduels de l’hiver dernier. Je m’enfonce parfois à mi-cuisse, mais je parviens finalement à me frayer un passage jusqu’à l’ouverture du col. Ici, la glace est vive, bleuâtre. Devant moi, un paysage sans fin : les plateaux d’Ara Bel.

Ara Bel : désert, froid et vent

Je ne sais pas s’il existe un mot en occident pour décrire une telle immensité. Tout s’est ouvert. L’horizon a volé en éclat. Un mince cours d’eau s’écoule de lacs en lacs en direction d’un plateau. Le sol, gelé en hiver, est devenu marécage sous les rayons du soleil. Je barbote des heures en suivant le cap de ma boussole. D’ici 15 km je devrais rejoindre une piste, celle menant à la mine. D’ici là, je marche droit devant moi, arc-bouté vers l’avant face à un vent infernal. Par moment je ressens des montées de stress alors qu’il n’y a aucun danger apparent. C’est beaucoup trop grand. L’être humain n’a rien à faire dans ce coin. D’ailleurs, aucun nomade ne vient occuper ces étendues. Les rafales rendraient fou !

Plateau d'Ara Bel au Kirghizistan, non loin de la mine de Kumtor durant ma traversée de l'Asie Centrale à pied.
Plateau d’Ara Bel, non loin de la mine de Kumtor.

Je m’échoue finalement sur la piste sortie de nulle part. Les pylônes électriques qui la longent cassent la platitude des lieux. Toutes les 30 min, une jeep passe, convoyant le minerai vers Barskoon. Je suis rassuré de voir ces signes de vie humaine. Toute cette désolation m’oppressait. C’en était trop pour moi. Cette route est ma porte de sortie vers le col d’Ara Bel (3839 m).

Cap vers Son Kul

C’est en descendant la vallée de Burkhan que je rencontre les premiers nomades. Cela fait une semaine que je suis parti et mes réserves alimentaires s’amenuisent. Une tache blanche apparait à l’horizon. Puis une autre. Encore une. Les yourtes ont poussé dans la steppe le temps d’un été. Des dômes en feutre, s’échappe un mince filet de fumée. Tout autour, les bêtes paissent paisiblement. Quelle rupture avec Ara Bel !

Du seuil de l’entrée, un Kirghize me fait signe de le rejoindre. On m’assoit à même le sol. Une nappe est étendue sur laquelle sont déposés des bols d’airan, de confiture et de koumis, le fameux lait de jument fermenté.

« Je n’en ai jamais bu. Je ne vais boire que quelques gorgées pour ne pas tomber malade.

– Malade ? Au contraire ! Le koumis revigore ! Il était même utilisé pour soigner la tuberculose en période soviétique.

– On n’a pas l’habitude d’en boire en France, je ne sais pas comment va réagir mon estomac !

– Si vous n’en consommez pas, vous devez être tout frêles les Français ! »

Dégustation du koumis, le lait de jument fermenté sous une yourte au Kirghizistan.
Chaque jour, je me fais inviter plusieurs fois à boire le koumis. Je commence à me faire au goût.

Je trouve sous la yourte un lieu de réconfort. Dehors, le vent et la pluie s’abattent violemment. À l’intérieur, il règne un calme marquant et protecteur.

En construisant l’itinéraire de cette traversée de l’Asie Centrale à pied à l’aide des vues satellites, je n’avais pas réalisé l’échelle des vallées. Il me faut trois jours pour arriver au terme de la Burkhan. Il m’en faut tout autant pour parcourir de bout en bout la plaine de Kara Saz. Sur cette dernière, la rumeur se répand comme une onde de choc. Un étranger est là ! On se passe le mot de yourte en yourte. Toute tentative d’aller incognito est vaine. Aucun répit pour le coureur des steppes : soit il marche, soit il boit, soit il mange. Mais la route serait encore plus rude s’il n’y avait pas l’espoir d’un repas chaud ou d’une nuit à l’abri.

Au détour d’un col, une étendue bleue apparait sur un plateau d’altitude. Son Kul, deuxième plus grand lac du Kirghizistan. Cette vision est une peinture. Tout autour, les yourtes ont été dressées. Elles se concentrent en petits groupes espacés de quelques centaines de mètres. Les sommets alentour forment un cercle et donnent l’impression d’un immense cratère. Ici, l’activité touristique est forte. Beaucoup de camps sont destinés à l’accueil des étrangers et non pas au nomadisme. Je me fais toutefois inviter à boire un énième koumis. Le marcheur solitaire interloque. Les distances sont trop grandes pour aller à pied. Il est forcément fatigué, il faut qu’il se repose ! Je croise des chameaux sur les rives du lacs à 3000 m d’altitude : reliques vivantes des caravanes des routes de la soie ?

Traversée de la chaine de Ferghana

Je passe successivement les villes de Min-Kush, où était extrait de l’uranium avant 1991, et Kazarman, chef-lieu du district de Toguz-Toro. Entre les deux, j’emprunte le col de Kok-Aryk (3524 m) qui m’entraine dans une longue descente hors sentier. Personne ne passe par ici.

La chaine de Ferghana sépare le pays en deux sur plus de 200 km. Elle est un obstacle naturel à ma progression car je souhaite rejoindre l’Alaï kirghize de l’autre côté. J’ai longtemps cherché par où passer. Aujourd’hui, il existe deux routes récentes qui font la liaison entre les deux versants. Cependant, je veux emprunter les voies d’antan, à la dérobée ! Quoi de plus symbolique que le site de Saimaluu-Tash ? Ici, à plus de 3000 m à la sortie d’une gorge étroite, des Hommes ont vécu aux alentours de l’an 1000 avant notre ère. Ils ont tenu à laisser leur trace : 90 000 pétroglyphes sont gravés dans les rochers.

Pétroglyphe de Saimaluu Tash près de Kazarman
Pétroglyphe de Saimaluu Tash près de Kazarman

Il me faut finalement franchir une dizaine de cols avant de rejoindre Gulcho. Entre les plis des reliefs, je fais la rencontre de Kirghizes au mode de vie préservé. Il ne m’est jamais arrivé de bivouaquer au sein du massif. Un jour, sur les coups de 9 h, je suis coupé dans mon élan par une famille joyeuse. On m’invite à boire le thé.

« Tu as passé le pas de notre porte. Tu ne le repasseras dans l’autre sens que demain matin. En attendant, mange, bois, repose-toi. On va te cuisiner un plov, spécialité de l’ouest kirghize. »

Je me mets au rythme nomade. Intense au lever et au coucher du soleil lorsqu’il faut rameuter les bêtes et s’adonner à la traite. Tranquille en cœur de journée. On s’occupe alors comme on peut : on boit du thé, on sieste, on décortique des graines de tournesol, on va se baigner dans la rivière à côté puis on reboit du thé.

« L’été, on monte au jailoo pour se reconnecter à la nature. La ville, son bruit et ses technologies sont néfastes. »

Cela fait bien longtemps que je n’ai pas croisé de touristes. J’ai dégoté les cols sur les cartes soviétiques : Kum Bel, Kukunchak, Atala-Tektyu,… En me voyant débarquer par la montagne, je lis l’étonnement dans les yeux des locaux. Me prend-on pour un espion ? La suspicion vole en éclat lorsque j’explique que je suis français et que je tends mon bol en pointant du doigt l’outre à koumis.

Exploration dans l’Alaï kirghize

Avant de me lancer à corps perdu dans l’Alaï kirghize, je fais une halte de quelques jours à Osh. L’occasion de renouveler mon visa, de changer de chaussures après 800 km de marche et de fouiner au bazar. J’y dégote une carte papier où figurent les chemins militaires soviétiques. Tout devient alors possible. Je découvre quelques pointillés qui s’en vont par la montagne en suivant une trace haute perchée que je n’avais pas repérée.

À nouveau, j’enchaine les cols : Ak-Tör (3538 m), Kosh-bel (3581 m), Kalty-Kashka-Suu (3619 m), Kyzyl bel (3604 m), Airak-Takty (3706 m), Sari Koy (3467 m),… Je suis peut-être le premier occidental à emprunter cet itinéraire. La sensation est unique. À chaque vallée, je passe la tête sous une yourte ou une tente afin de demander mon chemin. Les cols sont utilisés par les bergers qui mènent leur troupeau aux pâtures.

Col de Jiptyk (Djiptyk) face au pic Lénine.
Au détour du Djiptyk pass (4185m), les sommets du Pamir ont surgi. Le pic Lénine (7128m) se tient droit devant moi.

Un matin, je franchis le Djiptyk à plus de 4100 m. Je renoue à cet endroit avec un itinéraire touristique. De profondes entailles scient le pan de montagne. Se pourrait-il qu’il ait eu une route en ces lieux ? J’obtiens la réponse à Sary Mogul dans la plaine de l’Alaï.

« En 1970, les Soviétiques ont construit une piste qui empruntait le col de Djiptyk. C’était un itinéraire plus direct pour rejoindre Sary Mogul depuis Osh. Mais tout est vite tombé dans l’oubli car personne ne l’utilisait. »

Triste constat. C’est souvent, au cours de cette marche, que j’ai foulé une vieille route difforme datant de l’URSS. Pour répondre aux idéologies, le mot d’ordre était de s’approprier le relief. À la chute du bloc, les Soviétiques sont rentrés, laissant de multiples balafres en montagne.

Dysenterie et escalade

La plaine de l’Alaï est cernée au Sud par les sommets blancs du Pamir et le pic Lénine (7134 m). La chaine marque la frontière avec le Tadjikistan. Je compte poursuivre ma route vers l’ouest à travers la province de Batken. Au détour du col de Sary Mogul (4300 m), je tombe sévèrement malade, en proie à une dysenterie qui m’empêche de m’alimenter pendant 5 jours. Les six dernières semaines de koumis, de kurut et d’airan ont eu raison de moi. J’ai l’impression d’être allé trop loin, de m’être tant usé sur les sentiers que je ne peux plus bouger.

Remis d’aplomb grâce à des Belges tombés du ciel qui m’ont donné leurs antibiotiques, je m’enfonce à nouveau en montagne. Ma traversée de l’Asie Centrale à pied peut reprendre. Je garde le cap plein ouest en cherchant chaque jour une encolure au travers des crêtes qui me barrent le chemin. J’ai repéré sur ma carte le col de Bevet (4340 m). Il a été répertorié et classé 1B par un certain Gorbun en 1971. Depuis, il n’existe aucune trace de passage dans les bases de données russes.

Col de Bevet (4340m) dans l'Alaï kirghize
Face au col de Bevet. Je ne savais pas à quoi m’attendre. Me voilà servi. Je suis à priori la deuxième personne à emprunter ce passage.

Au pied des falaises noires qui se dressent sur 100 m au-dessus de ma tête, je comprends que ma marche va prendre une autre dimension. Je plie les bâtons, je retrousse mes manches et je m’attaque à la paroi. Au fur et à mesure que je me hisse, j’essaie de faire abstraction du vide sous mes pieds. La brèche est atteinte après une heure d’effort. Ce n’est définitivement pas un col de trekking.

Bloqué à la frontière

J’arrive à Karamyk, village limitrophe du Tadjikistan, fin août, 1300 km de marche dans la besace. Et je me heurte à un mur. Du fait des conflits fratricides entre les deux pays, la frontière est fermée. Impossible d’aller plus loin. Certes, il me suffirait de passer en tapinois par un col un peu plus au nord. Seulement, un mois de marche au Tadjikistan m’attend. Ce serait se jeter dans la gueule du loup que d’y voguer sans papier. Je rage que le monde soit strié de frontières. Seule solution viable à mes yeux : une boucle de 1500 km par l’Ouzbékistan pour me retrouver 5 km plus loin de l’autre côté du no man’s land. Ainsi, le fil de ma marche sera rabouté. La traversée de l’Asie Centrale à pied pourra se poursuivre.

Premiers pas au Tadjikistan

Il me faut une grosse semaine pour me retrouver à Sargaï en Terre tadjike. Il y règne un silence pesant. Le village est délaissé, au fond d’une vallée devenue cul-de-sac. Tout est très aride. La végétation se concentre le long de la rivière Kizilsu. De loin, les peupliers annoncent les habitations. Je passe tour à tour Achiq-Alma, Ghulama, Jailghan, Oq-Soy et Qashat sur fond des monts du Pamir.

Le col de Kuturgan (3705 m) m’est indiqué par les villageois de Jailghan qui m’ont hébergé. Je débouche sur une longue plaine marécageuse encore peuplée par quelques bergers.

« En trente ans que je monte à l’estive, c’est la première fois que je croise un touriste ici ! »

Parfait. Je suis donc bien là où je me dois d’être.  

Rencontre avec un berger au col de Kuturgan (3705m).
Une tente et ses deux bergers sont installés juste sous le col de Kuturgan (3705m).

De plus en plus, les locaux me mettent en garde contre les ours. Ils pulluleraient dans le coin ! À force, ils arrivent à me transmettre leur peur. Je n’ose plus bivouaquer seul ! Un jour, un policier m’annonce le décès de deux bergers au cours de la nuit précédente, attaqués par une bête.

Une succession de cols me permettent d’éviter la route bitumée de la vallée de Gharm. J’ai rangé la carte qui ne m’est plus d’aucune utilité. Les chemins ne sont pas répertoriés et je ne peux compter que sur les indications des habitants. Les pans de montagne sont surpâturés en cette fin d’été. L’herbe est cramée par le soleil lui donnant une teinte rougeoyante. Les rivières sont souvent à sec. Beaucoup de bergers sont déjà descendus et il ne reste que les traces de certains camps : un foyer entre deux pierres, un tas de bouses dans un coin, un cercle de terre labouré par le bétail.

Vallée de Rasht, non loin de Gharm.
La verdure des peupliers qui entourent les maisons contraste fortement avec l’aridité des pelouses d’altitude.

Comme il était convenu, je retrouve mon vieux compère Aubin avec qui j’ai parcouru le Népal en 2018. Il me rejoint du côté de Jafr pour m’accompagner les dernières semaines de cette aventure. Nous allons profiter d’être deux pour tenter une traversée peu commune entre les vallées de Gharm et Zeravchan.

De la vallée de Gharm à celle de Zeravchan : une première !

J’ai passé beaucoup de temps à chercher un couloir à travers le massif de Zeravchan dans l’Alaï Tadjike pour ne pas rompre le fil de ma traversée de l’Asie Centrale à pied. J’ai fini par établir 3 plans pour autant d’itinéraires envisagés. Avant le XXe siècle, des caravanes effectuaient la route en remontant la vallée de Ghorif jusqu’au village et au col éponyme avant de redescendre sur Pakshif. J’ai même trouvé trace, dans un rapport d’expédition de 1906, de la présence d’une auberge à Ghorif pour les voyageurs de passage. Mais ça, c’était avant… Aujourd’hui, les sentiers ont disparu sous les glissements de terrain ou ont été emportés par les rivières. En témoignent les vues satellites, il n’existe plus de chemin praticable pour remonter la vallée de Ghorif.

Un autre plan serait d’emprunter la gorge de la Zamburkhona puis une succession de 4 cols à plus de 4000 m pour rejoindre la vallée de Zeravchan au niveau du village de Rogh. Personne ne passe par là et le premier col nécessite une longue traversée de glacier.

La troisième solution est le col de Beob à 4030 m qui permettrait d’atteindre le village de Ghorif sans avoir à remonter la gorge. Là encore, n’ayant pas trouvé d’information à ce sujet, je ne sais pas si c’est possible.

Au village de Shingilish, les habitants nous annoncent que le niveau du torrent est assez bas pour tenter de remonter la vallée de Ghorif. C’était justement le plan qu’on avait écarté. Leurs mots suffisent à établir une nouvelle hiérarchie dans nos hypothèses.

L’entrée de la gorge donne le ton des prochaines heures. Des parois obliques se jettent dans la rivière en furie. Un faible layon se fraie un passage en rive droite. Chacun de nos pas est pesé. Le sol est instable, sableux et une chute aurait de graves conséquences. Nous nous relayons on tête car cela demande une énergie considérable. Il faut doser, réfléchir, tester pour continuer à progresser. Notre vitesse et très lente et nous devons faire des détours épuisants pour contourner des barres rocheuses ou d’énormes blocs de glace issus d’avalanches résiduelles. Arrivés à la rivière Vanrud, infranchissable à pied, nous utilisons de vieux câbles rouillés pour passer de l’autre côté.

À ces difficultés s’ajoute la présence d’ours tout le long de la vallée. Les crottes et les empreintes sont fréquentes. Alors nous marchons en gesticulant, en vociférant et en sifflant pour les prévenir de notre arrivé. Nos nerfs sont mis à rude épreuve.

« Aubin, regarde de l’autre côté de la rivière ! Un ours ! »

L’animal se dodeline tranquillement sur la rive d’en face. Avec le bruit du torrent, il ne nous a pas entendus. Quand il nous voit, il prend aussitôt ses jambes à son cou et s’enfuit ventre à terre dans la direction opposée, droit dans la pente. Il nous faut quelques minutes pour reprendre notre souffle.

Le soir, nous atteignons le village abandonné de Nasrud. Les habitants ont été réquisitionnés dans les années 70 pour aller travailler dans les champs de coton en Ouzbékistan. Ils ne sont jamais revenus. De cette époque, il reste des murs qui soutiennent des charpentes à demi effondrées, et des pommiers qui produisent d’autant plus que les Hommes ne sont plus là. Un vrai garde-manger pour les ours qui sont frugivores ! En quelques minutes, nous entassons tout le bois disponible avant que la nuit tombe. L’idée est simple : faire le plus gros feu possible et le tenir allumer jusqu’au lever du jour. Toutes les deux heures, le réveil sonne et l’un de nous va alimenter les braises. De cette manière, nous ne sommes pas embêtés par les ours. Mais que la nuit fut longue !

Village de Ghorif, le plus isolé du Tadjikistan.
Le village de Ghorif est atteint. Le plus isolé du Tadjikistan. Isolé du reste du monde en hiver.

Le lendemain à la mi-journée, nous atteignons le village de Ghorif. Il consiste en cinq maisons pour autant de familles. L’heure est à la préparation de l’hiver : séchage des bouses, stockage des foins. Dans quelques mois, les cols ne seront plus praticables et toute communication avec l’extérieur sera coupée. Ils adopteront alors jusqu’au printemps un mode de vie insulaire. Heureusement pour nous, le col de Pakshif (3730 m), unique porte de sortie vers le nord, n’a pas encore revêtu son manteau d’hiver. Nous nous joignons à la transhumance de quatre bergers qui, après 4 mois avec leurs brebis, s’en retournent chez eux, dans la vallée de Zeravchan. Serrés les uns contre les autres à 3200 m, nous passons la nuit à la belle étoile. L’hiver approche ! Aubin se réveille tout bleu !

Mésaventures à gogo

Nous sommes venus à bout de la traversée Shingilish – Pakshif ! La vallée pleine de vie de Zeravchan apparait comme une délivrance ! Les villages sont nombreux et les locaux nous invitent à déguster de gigantesques plats de plov à toute heure pour le plus grand bonheur de nos estomacs.

Vallée de Zeravchan (Zerafchan).
On repère un troupeau de loin à la poussière qu’il dégage. Ici au-dessus du village de Muzhdif.

Dans la descente sur Ghuzn, après le col de Sabzky (3885 m), c’est le drame.

« J’ai perdu mes lunettes ! Elles étaient rangées dans mon sac, elles ont dû tomber de l’autre côté du col. »

Katastrôfe ! (Je commence à avoir l’accent russe). Sans mes lunettes, je ne vois rien. Je ne peux pas continuer la marche comme ça. J’ai bien mes protections solaires de catégorie 4 à ma vue, mais dès que le soleil se couche, il fait tout noir. Je décide de partir à la recherche des montures tandis qu’Aubin reste au village se reposer.

Un véhicule m’avance sur la piste sur une trentaine de kilomètres. L’objectif est de retourner au départ du chemin suivi la veille afin de refaire l’étape dans son entièreté. Au passage, nous prenons un militaire en stop qui s’empresse de vérifier mon passeport. N’ayant rien à me reprocher, je lui tends avec un grand sourire.

« Problem. Kirghizistan pishkom granitsa, problem. Milicia. »

Il s’imagine que je suis rentré en douce au Tadjikistan. Je fais d’énormes efforts linguistiques pour lui expliquer mon détour par l’Ouzbékistan, mais rien n’y fait. Il ne veut pas prendre de décision me concernant. Il faut aller voir le commandant de la base voisine à Mehron pour qu’il étudie mon cas. En attendant, il me confisque mon passeport et mes cartes. N’étant pas véhiculé, il m’emmène au fortin… en stop ! Cela n’a pas de sens. Et pendant ce temps-là, les heures défilent et je ne me suis toujours pas mis à la recherche de mes lunettes.

Près de Ghuzn, je réalise que j'ai perdu mes lunettes.
Après une journée à 2000m de dénivelé, je me réalise que j’ai perdu mes lunettes de vue. Avec 2/10 de vision, la suite risque d’être compliquée.

Au bâtiment qui fait office de bureau gouvernemental, je suis l’attraction. Les militaires m’encerclent et me dévisagent. Mes bâtons passent de mains en mains. On m’explique que ça peut être une arme. Ils récupèrent toutes mes affaires, mon téléphone, mes cartes sd, ma balise satellite, ma montre, ma casquette… J’ai juste le temps d’envoyer ma localisation à mes parents au cas où le scénario devienne trop proche de celui de Midnight Express. Les portes métalliques claquent dans mon dos lorsqu’on m’entraîne dans la bâtisse.

Le commandant, en costume, est assis à un grand bureau surplombé par un portrait d’Emomali Rahmon, président tadjik depuis trente ans. Lui non plus ne parle pas anglais. Les cartes me sont rendues afin que j’explique ma présence en ces lieux. Miro, car toujours sans mes lunettes, je décris mon itinéraire depuis le Kirghizistan en précisant que je suis rentré par l’Ouzbékistan et non pas directement depuis le pays adverse. Le militaire acquiesce. Il semble avoir les pieds sur terre et exige ma libération. Depuis le couloir, je l’entends sermonner ses hommes. Fin du voyage en Absurdie.

Je reprends ma route et après 20 km de marche, je tombe sur mes lunettes accrochées à une branche, dans un taillis d’arbustes. Décidément, cette journée n’a aucun sens. Qu’importe, je crie de joie. Mes yeux retrouvés, la traversée de l’Asie Centrale à pied peut se poursuivre.

Douchanbé en ligne de mire

Les jours qui suivent, nous forçons plusieurs cols à moitié effacés des cartes, dont celui de Dushokha (3820 m). Passer ces reliefs, c’est atteindre des lieux à l’écart du monde et de son bruit. La vallée de Yaghnob en est l’illustration : les yaghnobis parlent leur propre langue ! L’heure est à la récolte de la pomme de terre, rare denrée qui pousse sous ce climat d’altitude très aride.

Nous nous extrayons des montagnes tadjikes un mardi matin alors qu’octobre pointe le bout de son nez. Sous l’immense drapeau qui flotte au-dessus des gratte-ciels, je me retourne. Ma traversée de l’Asie Centrale à pied est arrivée à son terme. Dans mon dos, ce sont 2000 km de parcourus à pied depuis le nord-est du Kirghizistan. J’ai tiré un fil durant 88 jours sur lequel j’ai enfilé 52 cols de plus de 3000 m et 87 000 m de dénivelé.

Bande annonce du documentaire Fils du Vent, retraçant cette aventure.

Plus que moissonner les chiffres, je me suis fait témoin, avant qu’il ne soit trop tard, de modes de vie épargnés des turpitudes de nos sociétés. À leurs côtés, j’ai appris à me satisfaire de tout comme de rien, à me sentir étranger et chez moi partout, à devenir pauvre en besoins. J’ai une pensée si tendre à l’égard des nomades d’Asie. Que ce soit avec un toit, une assiette ou bien simplement un doigt pointé dans la bonne direction, j’ai toujours trouvé une épaule sur laquelle me reposer. Bonne route mes amis !

Arrivée à Douchanbé après une traversée du Kirghizistan et du Tadjikistan durant 3 mois.
Dernière pause à Douchanbé, dernière photo, des souvenirs plein la tête.

Matériel emporté pour cette traversée de l’Asie Centrale à pied

Col d'Airak-Takty dans l'Alaï kirghize
Seul au col d’Airak-Takty à plus de 3700m. Je vois le chemin qu’il me reste à parcourir.

Matériel lié au portage

CATÉGORIENOM DU MODÈLEMARQUEPOIDS (g)REMARQUE
Sac à dosHybride 30L personnaliséAtelier Longue Distance401Je ne peux que conseiller. Poids plume, confort, fabrication française. Le must de la randonnée légère.
Sac étancheNylofume29Déchiré après 2 mois. Très pratique pour garder son sac de couchage au sec, comme doublure du sac à dos.
CeinturePulseSalomon61Je ne la sens pas. Elle me permet de garder toujours mes papiers sur moi.

Matériel lié au couchage

CATÉGORIENOM DU MODÈLEMARQUEPOIDS (g)REMARQUE
Sac de couchageMythic Ultra 360Rab695Incroyable. De loin le meilleur sac que j’ai pu utiliser. Voir l’article dédié sur le blog.
MoustiquaireSimple NanoSea to Summit89Après mon expérience dans les Balkans, je redoutais les moustiques avec mon simple tarp. Je n’ai pas été embêté cette fois-ci. J’ai même abandonné la moustiquaire à la mi-parcours.
MatelasSwitchback SmallNemo246Plus d’épaisseur qu’à mon habitude pour un peu plus de confort. Rien à redire, c’est du costaud comme j’aime. Découpé pour ne garder que la longueur du dos. Il me sert d’armature dans mon sac à dos.
Bâche au solFilm de survitrageCastorama52Toujours au top. Je l’ai perdu après un mois et j’ai trouvé l’équivalent dans un bazar.
AbrisTarp MT 900Forclaz454Le tarp c’est la vie ! Super solide, super modulable. J’ai du mal à m’en passer.
Tarp de trekking forclaz MT900 au Tadjikistan
Le tarp est dressé dans un vieil enclos à brebis. Petit cocon dans la nuit.

Vêtements

CATÉGORIENOM DU MODÈLEMARQUEPOIDS (g)REMARQUE
Haut thermiqueTee-Shirt seamless Manches longuesSimond112Très léger. Il m’a surtout servi de pyjama dans mon sac de couchage. Je savais que ça pouvait me faire une couche en plus durant la marche.
Collant thermiqueCollants HEATTECHHeattech113Idem. Je l’ai utilisé une ou deux fois pendant la marche et essentiellement la nuit dans mon sac pour ne pas le souiller.
Tour de couGuidetti30Basique. Bon à tout faire. Cache cou, bonnet, taie d’oreiller, protection pour l’appareil photo.
DoudouneMicrolightRab359Ce qu’il me fallait. Voir l’article de la doudoune plume RAB.
CaleçonBoxer de runningKalenji50Basique.
ChaussettesHike 500 highQuechua40Basique mais très déçu. Elles se sont vite trouées. J’ai terminé avec d’autres. Me sert également de gant.
Veste de pluiePrototype102Top secret 😉
Pantalon de pluiePrototype68Top secret 😉
T-shirtPerformance-TON running84Basique. Ne pue pas et résistant. Il a fini par se décolorer un peu.
ShortLightweight ShortON running120Basique. Très respirant. La petite poche au niveau de la ceinture est appréciable.
CasquetteMT900Forclaz54Basique.
ChaussuresCloud UltraON running595Top au niveau confort et durabilité. Un chausson ! J’ai utilisé deux paires dont 1300km avec l’une ! Accroche qui se détériore assez vite.
On running Cloud Ultra et pieds sales.
Après plus de 1000km de marche, je continue de prendre soin de mes pieds qui subissent les kilomètres sans broncher.

Matériel lié à l’hygiène

CATÉGORIENOM DU MODÈLEMARQUEPOIDS (g)REMARQUE
ServietteKalenji32RAS.
Trousse de toilette119Brosse à dent, savon, coupe ongle, dentifrice.
Trousse de secours81Compresse x1, sparadrap x1, dolipranes, tiorfan, antihistaminique, micropur.

Matériel électronique/vidéo

CATÉGORIENOM DU MODÈLEMARQUEPOIDS (g)REMARQUE
TrépiedUltrapod IPedco50Il n’y a pas plus minimaliste. Je m’en sers comme d’une perche. Il peut s’accrocher à un piquet/bâton grâce à un scratch. Très peu de hauteur s’il faut le poser par terre.
Batterie externe20 000 mAh PDAnker357Combinée au panneau solaire, j’ai pu passer les 13 premiers jours en totale autonomie et en chargeant Gopro, appareil photo, garmin et téléphone. PD nécessaire pour charger l’appareil photo. Satisfait car correspondait à mes besoins.
Appareil photoPoweshot G7x Mark IIICanon311Première fois que je pars avec un appareil. Heureux de mes photos et m’a permis de varier les plans vidéos avec du plus contemplatif et de recueillir des scènes de vie qui n’auraient pas bien rendu avec la gopro.
MontreVectorSuunto56La base. Altimètre/baromètre et permet d’enregistrer le dénivelé. Autonomie un ou deux ans. 
Balise satelliteInReach mini IGarmin115Au top ! J’ai pu envoyer un message chaque jour à mes parents sans aucun problème de connexion (contrairement à spot) et j’ai enregistré ma trace GPX avec un point toutes les 30 min. Mes parents pouvaient suivre ma trace en direct. Environ 5 jours d’autonomie avec ce réglage.
Caméra embarquée9 + module médiaGopro208Jusqu’alors j’utilisais la Gopro 5. Cette version n’a rien à voir notamment du côté de la stabilisation qui est phénoménale. Le module média m’a permis d’y brancher un micro. C’est top.
FrontaleBindiPetzl34Frontale ultralégère et largement suffisante pour mon utilisation au bivouac.
Câbles119Gopro, appareil photo, téléphone, garmin. 2 prises secteur.
BatteriesGopro, Canon54Une batterie Gopro et une batterie Canon en rab.
Cartes mémoiresSandisk24Environ 300 Go en micro SD et 300 Go en SD.
Écouteurs10RAS
Panneau solaire6w« Chinois »76Plutôt 4w en mesuré. Me permet de rester autonome une dizaine de jour. C’est précieux !
MobileIphone SE 2020Apple179RAS. Essentiel pour la cartographie.
Utilisation du Garmin Inreach mini durant ma traversée du Tadjikistan
Envoi d’un message à mes parents via le Garmin Inreach mini.

Matériel lié à la nourriture/hydratation

CATÉGORIENOM DU MODÈLEMARQUEPOIDS (g)REMARQUE
Poche à eauPlatty Bottle 2LPlatypus36Utilisée très ponctuellement le soir au bivouac lorsque le point d’eau est éloigné.
Popote550 mL PotToaks71En titane très légère et suffisant pour une personne.
CouteauN°2Opinel8Qui dit mieux ?
RéchaudGrille + pare vent + réchaud alcoolToaks45Première fois que je pars avec un réchaud. Choix de l’alcool car je peux en trouver un peu partout en pharmacies. Le tout entre dans ma popote après découpe. Nickel pour faire bouillir de l’eau, trop juste pour cuisiner.
BriquetBic13RAS.
GourdesBeFree 0.6LKatadyn59Super pratique de pouvoir boire toute eau instantanément. La flask permet d’appuyer et de ne pas avoir à aspirer. Possible également de faire couler dans un autre récipient. Ce n’est pas le cas avec une lifestraw par exemple.
CouvertLightmyfire11Au top. Cassé après trois mois d’utilisation journalière.
Pause et hydratation avec une gourde Befree 0,6L de Katadyn.
Vers 2000m, il peut faire très chaud et humide. Je sue par litres.

Matériel divers

CATÉGORIENOM DU MODÈLEMARQUEPOIDS (g)REMARQUE
Lunettes de soleilExplorerJulbo44À ma vue.
Lunettes de vue33Note à moi-même : prévoir une paire de rechange ?
Kit de réparation8Fil, aiguille, épingle, superglue
Porte monnaie + papiersAtelier longue distance88Simple, léger.
Carnet + stylo78RAS.

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